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NARCISSE

Alors, comme il commençait à disparaître, il se mit à s'aimer…

WEEK-END

Elle fait ses courses avec une merveilleuse vélocité. Le caddie glisse de rayons en rayon, les paquets volent. Elle sait ce qu’ils feront quand elle ne sera pas là pour veiller à leur assiette. Elle grimace, ils ne devraient pas manger ça ! Et continue…

MÉNAGE


Elle balaie sa courette envahie de fruits tombés
en gestes cadencés 
rassemble autour d’elle ses lettres mortes
le sol chuinte résiste un instant à cette évasive caresse
puis elle reprend ses gestes amples 
qui bercent sa douleur d’être seule
sur son visage la brise du petit matin silencieux
dépose le souvenir d’un baiser refusé

Son linge mouillé perché sur la hanche elle traverse le jardin
pour rejoindre l’étendoir insensible près du rosier blanc
sa démarche animale contient l’image des enfants portés
dans le ventre et sur le dos et dans les bras
la violence de ses amours la violence de sa vie
la grâce au bout de ses doigts dans ses pieds et ses épaules
ses yeux masqués ouverts sur l’intérieur 
le chant rythmé doux que murmurent ses fesses fières
elle pose la bassine sur une chaise en déséquilibre
tend les bras vers le fil en une prière légère
pose
une à une
chaque pince et sa couleur
avec attention 
en harmonie avec l’instant suspendu

Arrive l’invité
Un bruit une transgression qu’elle accueille avec douceur
Veux-tu manger ? Veux-tu boire ? Veux-tu cette simple chose que je t’offre ?
Elle tend une assiette pleine de ce qu’il y a
Repas de reine avec des miettes 
inoubliable don
un soi nu et tranquille 

mais une absence éperdue 

elle ouvre un placard son bras liquide se déplie dans l’espace 
va où son intention le mène et le corps suit 
comme une onde à la surface de la terre dans son équilibre naturel
herbes ployées bourgeons tendus
voici un verre de vin dans sa robe soyeuse
dehors la lumière chavire 
il est l’heure des silences
L’invité parti
son corps se remet à bouger 
dans son sang globules rouges et blancs roulent indifférents

Dehors une feuille se détache de l’arbre vole un instant avant le sol où frissonnante encore du frôlement des oiseaux
elle se met à vieillir.

PETIT MATIN

Froissée chiffonnée au soleil d’été dans son fauteuil roulant poussé par une femme vacillante… la lumière caresse son corps défait.
Il tombe ce corps, la tête plonge vers l'asphalte comme en spirale les épaules affaissées lourdes comme des paupières sous somnifère tire le tronc vers le danger. Mais l'oreille chatouillée par les doux rayons semble boire le soleil. Elle est cette femme en miettes magnifiée comme tous. Dans le silence de ses expressions quelque chose comme une onde complice…

AMOUR

J'aime

ces deux-là 
serrés sur leur mobylette
casques mal ajustés
orange et sans visière
en excès de lenteur sur la voie rapide

ce couple
lui trop grand
elle trop petite
marchant en pas chaotiques
lui main sur l’épaule
elle aux fesses
sur un trottoir déséquilibré 

cette grosse dame au volant d’une infâme bagnole malmenée qui ralentit soudain les yeux rivés sur la chaussée pour éviter deux pigeons qui roucoulent 

cette maison muette sauvant dans ses lézardes le souvenir du siècle passé 
sur son pas une mémé gardienne improbable de la douce enfance 
dans son tablier sans manche à fleurs minuscules 
moustache rebelle et clandestine 
qui fut une femme

l’élégant chapeau de cet homme bien droit coincé à deux centimètres du plafond de sa voiturette

ces 4 hommes qui se baissent instantanément pour cueillir les piécettes de la demoiselle les lui offrir en silence continuer leur chemin d’un pas léger

ma voiture où défilent la vie, les gens et les mots d’amour…

mais pourquoi donc est-ce toujours Bernard qui inscrit son nom au néon à l’avant du camion ?

DÉPART

L’homme interdit à l’arrêt du bus le laisse filer. Le nez des passagers collé aux vitres l’abandonne flou déjà en moins de 10 mètres. La silhouette élancée dans son boubou de fête déjà dans les embruns embués les baisers éperdus les mains qui retombent lourdes du poids de la fatalité. Dans sa poche en talisman l’wusulan dans un mouchoir blanc qui ne le quitte jamais. Une ficelle autour du poignet arrime le mouchoir à sa chair. Un goût de lèvres douces sur les siennes. On peut tout prendre à quelqu’un qui dort sur le trottoir tout n’importe qui pendant ses rêves des gens qu’on ne croise plus. Un autre bus se range bien droit le long de l’homme interdit à l’arrêt. Tsunami de gens montées et descentes brutales soupir du bus qui démarre emportant d’autres nez évasifs.

ALCHIMIE

Libre. Farouche. Une présence singulière dense immédiate. Un parfum une absolue désinvolture. Une passante. La fine bretelle de sa robe caresse son épaule jusqu’à son bras. Sa peau douce et mate habille ses muscles élégants qui dessinent un dos animal. Belle libre vivante sauvage. Je la sais la devine la flaire. Son regard me frôle. Me défie-t-elle ? Elle est nue de toutes les promesses qui ne sont pas tenues. Elle est un polaroïd un instant. Rien au-delà. Désarmante. Le don de ses yeux brillant dans mes yeux nonchalamment posés sur chacun de mes désirs. Un appel au sexe de l’amour. Au sexe imparable où se fondent esprit et âme dans le feu de chair. Voile pleine de vent.

NULLE PART

Et puis ils rentreront et revenus à leur intimité ils trouveront les chemins où l’on flâne. Viens faisons un pas par ici je te suis enjambons ce ruisseau et posons-nous un instant sur ses rives pour observer la grenouille immobile sous l’herbe ployée. Mais non... Mangeons... Quoi ? Eternelle question. Ils se regardent par-dessus leurs assiettes. Un espace plein de vide et de miettes. Tout va droit. Jusqu’au bout.

TOILETTES DE DAMES

Pas d’eau. Bon ce robinet est encore cassé ou fermé. Celui d’à côté. Mieux, un petit filet qui anime le fond de l’immense lavabo devenu gris depuis hier matin. Combien de bus sont passés ? Combien de culs, la dame qui fait le ménage, combien de mémoires de culs croisera-t-elle cette dame ? Combien d’odeurs âcres et de parfums têtus ? Elle vient d’entrer le jetant dehors sur sa simple présence. Son gros corps appesanti masque maintenant la rangée de portes entrouvertes. De fines cloisons. Jaunes. Ajourées d’un espace ambigü où s’imaginent les pieds écartés de part et d’autre de la cuvette. Elles claquent timidement l’une après l’autre dans le silence de fin de nuit. La dame circule son seau et son balai suspendus aux couleurs primaires de son chariot. D’une cabine l’autre, les mains froissées sous les gants en plastique. Rouge, bleu, jaune... couleurs des jouets de maternelle, jus de grands coussins remisés dans un gymnase pendant les vacances scolaires. Misérable tessiture de l’imaginaire infantilisé. Ce qu’on lui donne pour bosser. Il surveille ses allées-venues. Elle serait jolie sans tout ce fatras. Elle ne donne pourtant pas un seul regard au vaste miroir. Rien, pas le plus petit arrêt, pas même un geste refoulé. Elle ne partage pas cet espace. Tout à l’heure deux femmes, par hasard l’une près de l’autre, en inventaient l’intimité. Les mains frottées, les yeux acérés, un mot sur cette odeur insupportable des toilettes d’autoroute. Vous avez remarqué ? Le bruit du sèche-main couvre les voix, toujours. Ah, elle ralentit pose son seau. Met en route le sèche-main et observe sa peau qui se décolle, flotte autour de sa chair comme le visage d’un parachutiste en vol libre. Il voit sur sa figure un fin sourire. Puis elle sort dans le couloir.

"LE ROSIER NU SOUS LE GEL"*

L’homme tire son carton contre la vitrine. Un grand carton où il écrit son nom. Il y a encore une toute petite place de ce côté-là. Il faut un peu serrer les lettres mais ça rentre. Le soir il lit son carton aux lumières intermittentes. A haute voix. Voix haute. Il lit des sons insensés. Les étoiles violentes brillent. Jettent sur lui un linceul indifférent. Son carton sur les épaules en noble manteau, sous ses pieds en tapis de roses, il explose en mille éclats de cristal.

*Expression de Patricia Reinhold von Essen.

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