Ground 0 est un concept que j'ai imaginé pour travailler avec Pat von Essen dans les lieux désertés. Il m'a été inspiré par ma longue fréquentation des friches, terrains vagues…, et sa danse qui donne à mon esthétique une étonnante incarnation. Ground 0 se décline sur plusieurs actions en plusieurs lieux. Nous investissons un lieu déserté. Un lieu où demeurent des fissures, des vestiges, où poussent les herbes folles. Ce sont des lieux où l’oubli se joue, l’absence. Elle nous pénètre pour mettre en mouvement la création. Un geste, une image, un son, un mot et voici que remue l’air. Le passant s’arrête, regarde, se charge d’un instant, crée un présent. Voici qu’à la surface de l’oubli naît une onde, celle qui relie les hommes entre eux, s’agrandit à leur contact, ricoche. Une mémoire…
Nous avons réalisé deux Ground 0 : l'un à la Cartoucherie de Toulouse, l'autre à la Maison Lamourelle.
Je ne connais pas très bien Toulouse. J'ai vécu à Paris, ici, je suis récente. Aussi lorsque j'ai visité la Cartoucherie j'ignorais où j'étais. Je suis entrée dans ces bâtiments que je trouvais magnifiques, pleins de lumières, de couleurs, de folle végétation. Usine ? Gare ? C'était si beau ces croisillons en béton. Il y avait un duvet par terre, des canettes, des traces de vie. Personne. J'avais laissé mon vélo à l'entrée. Les oreilles aux aguets, j'ai marché, fais craqué le verre sous mes pieds. Puis, j'ai photographié, pour ma solitude, ici, en pleine ville, la rumeur qui était dehors. J'ai ensuite partagé ce lieu avec Pat von Essen à qui j'ai proposé de danser ici, avec le sentiment de ce lieu pour seule boussole. En préparant ce que je souhaitais être un module d'exposition, j'ai réuni quelques informations, et surtout découvert l'existence des munitionnettes…
photo ©insideoutsideart 2018
1914-1918. Partout dans les pays en guerre les femmes sont sollicitées pour travailler dans les usines d’armement. Ce surnom qui leur est donné en France masque la dureté de ce travail. Une journaliste féministe en dévoile la réalité et nous en garde, de ce fait la mémoire...
« L'ouvrière, toujours debout, saisit l'obus, le porte sur l'appareil dont elle soulève la partie supérieure. L'engin en place, elle abaisse cette partie, vérifie les dimensions (c'est le but de l'opération), relève la cloche, prend l'obus et le dépose à gauche. Chaque obus pèse 7 kg. En temps de production normale, 2 500 obus passent en 11 heures entre ses mains. Comme elle doit soulever deux fois chaque engin, elle soupèse en un jour 35 000 kg. Au bout de 3⁄4 d'heures, je me suis avouée vaincue. J'ai vu ma compagne toute frêle, toute jeune, toute gentille dans son grand tablier noir, poursuivre sa besogne. Elle est à la cloche depuis un an. 900 000 obus sont passés entre ses doigts. Elle a donc soulevé un fardeau de 7 millions de kilos. Arrivée fraîche et forte à l'usine, elle a perdu ses belles couleurs et n'est plus qu'une mince fillette épuisée. Je la regarde avec stupeur et ces mots résonnent dans ma tête : 35 000 kg ».
Marcelle Capy, La Voix des Femmes
Marcelle Capy travaille anonymement dans les usines d’armement entre novembre 1917 et janvier 1918
Pour en apprendre un peu plus : wikipedia
Photo : Female munitions workers (nicknamed 'munitionettes') manufacturing heavy artillery shells at one of the Vickers Limited factories.
Photos, vidéos, textes Marie-Luce Dehondt | Performance dansée par Pat von Essen (2018)
Grondements de l’orage dans le sol et les murs
rires paroles voitures dehors, tout près, passant par les toits et les carreaux bleus éclatés
Danger au sol sur une ligne jaune
Pas un instant de silence pas un instant de repos c’est une usine une cartoucherie une usine à fabriquer
la balle qui tuera
l’obus qui peut-être sauvera
celui qui, celui que, celui-là
Sur les murs des regards noirs des regrets rouges
Un sol éventré, le béton fragile dessine quelques flaques huileuses Les plantes énormes
vertes sombres préhistoriques
mangent l’espace fissurent l’ordre droit
Des rails menacent au plafond le sourire des femmes qui regardaient autrefois passer au lavoir celui qui, celui que, celui-là
Droits raides ils vont traversant l’usine de leurs injonctions productives Hurlant un grinçant chaos qui ordonne des tonnes de métal rouillé meurtrier
Au pied des murs des canettes froissées et des bombes multicolores dans un rayon de couchant rebelle passant entre les dents des engrenages
Un duvet ouvert comme une charogne quelqu’un a dormi là laissant ses rêves à l’abandon dans cette usine où se rejoignent les secrètes peurs de deux mondes en conflits tristes et inutiles
Ici se révèle lentement une déchirure par laquelle regarder la vie
pousser malgré.